Le musée est lié à la mémoire, il
est un dispositif lié à la mémoire : présenter la mémoire, et présenter la
manière de se rappeler. Il est un art de la mémoire, il pratique un art de la
mémoire, et il incite à pratiquer un art de la mémoire, art qui n’est pas
toujours le même chaque fois.
Le mémoriel rare ou spectaculaire
peu organisé des cabinets de curiosité laisse place aux propriétés mémorables
de la nation et du monde présentées rationnellement, les classifications
scientifiques ont aussi leur place. Le parcours thématique ou chronologique
organise une mémoire des œuvres. Pour beaucoup d’artistes, on fera des
rétrospectives tendant à l’exhaustivité, au moins dans l’organisation de la
compréhension de leur œuvre.
Une volonté pédagogique a
prédominé longtemps dans l’agencement des musées, éducateurs des foules,
temples des citoyens républicains. L’autorité pédagogique, comme celle
scientifique, intellectuelle, régresse. Les musées, et leurs collections sur
lesquelles les conservateurs appuyaient leur autorité, désormais moins érigées
qu’héritées, cèdent à l’actuel.
Symboles architecturaux, plaisir
du visiteur, thèmes d’actualité, sommes d’argent englouties dans des aspects
secondaires de l’activité muséale, primordialité de la communication, agenda
expositionnel surchargé au regard des effectifs… Les musées se font machine à
divertissement subtil.
Ils ne relèvent plus d’une
autorité supérieure ou ancienne et, libérés, deviennent des machines de
production. Ils n’ont plus rien à transmettre ou à respecter que ce qui se
trouve devant eux, dépendant de leurs propres choix. Ils peuvent notamment,
librement, réactiver d’antiques arts de la mémoire, en composer de nouveaux, ou
les réinterpréter totalement selon des données anthropologiques actuelles.
L’important d’une machine de
production est sa capacité à problématiser chaque thème, par exemple les arts
de la mémoire.
Le musée n’est pas une salle de
classe, la mémoire qu’en garderont les visiteurs n’aura pas dépendu d’une
autorité enseignante. Seules les toutes premières études des publics
questionnaient les visiteurs sur ce qu’ils avaient retenu en l’appréciant au
regard de ce qu’il fallait retenir. Il convient davantage qu’ils aient retenu
quelque chose sous le signe d’un mode qui leur est propre : qu’ont-ils
retenu, et comment ? Et comment les musées peuvent-ils se faire dispositif
de l’exercice d’un art de la mémoire de chacun, espaces où déambuler dans sa
propre rêverie, espace qui est aussi un espace commun, rêverie qui est aussi une
rêverie collective ?
Les arts antiques de la mémoire
offraient un procédé de mnémotechnie utile avant l’imprimerie puis l’écran,
consistant à élaborer une architecture mentale, puis à lier des images à chaque
espace de cette architecture, structure fantasmatique mais rationnelle et
possiblement complexe. Dans les musées une telle architecture prévaut toujours,
dans l’organisation des salles ou, dans une exposition, dans celle du parcours
ou des îlots.
Bien souvent, toutefois, ces
unités semblent remplies pêle-mêle, sans grande concertation. Un meilleur
agencement, pourtant, pourrait être pire, comme une sorte d’exposé savant dont
on ne pourrait pas sortir. C’est dans une sorte de bazar plus ou moins organisé
que les visiteurs, comprenant l’organisation générale, pourront faire leurs
meilleures rencontres, libérées d’une structure trop rationnelle et livrés à
une sorte de labyrinthe, de caverne où se perdre, d’invitation à la dérive.
Au visiteur, ainsi, qui doit pouvoir
être guidé dès qu’il le souhaite, le soin de déambuler seul, et d’être actif dans
son activité mémorielle. A cet égard, plus que les continuités de sens ou de
forme, par exemple, les rencontres soudaines favorisent la réflexion. Car il y
a bien quelques choses à savoir, et qui peuvent être apprises, mais la visite
est d’abord le temps d’une découverte, d’un questionnement, d’une rêverie. Et les
univers parfaitement ordonnancés ne suscitent en la matière que ce qu’ils
édictent, contraignant les élans imaginatifs individuels.
D’où le reproche régulier fait
aux musées suivant cette voie, de ne pas dire aux visiteurs ce qu’il faut
penser et comment, d’avoir abandonné une autorité attendue. A leur décharge,
toutefois, les éléments de savoir qui pourraient être intégrés et rendus
apparents seulement à la demande, sont souvent absents, et si certains
attendent en effet des musées les compulsions typiques aux personnes atteintes
de TOC, les cartels restent régulièrement la dernière réponse de ceux-ci en la
matière, sous la forme d’une bouche qui ne bégaie plus que du vide, quelques
informations de la fiche d’inventaire réunies qui ne disent rien à personne.
C’est un signe que les musées
tendent à présenter le passé et l’existant pour lui-même, alors que cet acte de
présentation n’est pas même une reconstruction, mais une construction où tout
est à agencer et inscrire vers l’avant, le passé même. Signe aussi que l’autorité
qui appuyait les musées est vide, et finalement perçue comme telle par les
visiteurs qui, toute confiance gardée, ne se gênent plus de les critiquer au
moins auprès de leurs proches. Machine de production : problématisation,
par exemple, des textes à disposition près des œuvres.
Il en va ainsi du musée des
Confluences, s’agissant bien des expositions, mal maîtrisées peut-être, plus
sûrement mal perçues, aussi. Au-delà des questions techniques qui peuvent être
réglées facilement, la disparité des objets dans une même salle rencontre une
incompréhension. Il y a là un malentendu qu’il faudrait questionner. Les labyrinthes
inouïs demandent des points de repères clairs, utiles, sans équivoque :
tout signe est happé et questionné, rien ne peut être laissé au hasard.
Comme médias, les musées ont tout
pour être un art total, et pas seulement de la mémoire. Un méta-média, même,
par leur capacité à utiliser les autres médias. Seuls les budgets, les modes d’organisation
professionnelle, les peurs, les fausses obligations, le temps et quelques
conceptions périmées ne le permettent pas.
Ils pourraient par-là certes produire
de sensationnelles expositions blockbusters à côté desquelles Hollywood ne serait
qu’un pâle théâtre de marionnettes, et Electronic Arts qu’une vaine entreprise
d’algorithmes sans intérêt. Mais ils pourraient aussi instruire des arts de la mémoire
pour tous et pour chacun d’une ampleur inégalée, vecteurs d’une culture autant appropriée
qu’à construire et sans cesse transformer, dans une conjonction formidable de
tous les termes habituellement séparés sans raison, sinon celle de la peur de s’élever
et d’avancer, ou celle de déplaire au Roi dont les musées modernes continuent
de présenter les bijoux.
Lisant Mnémosyne, une histoire des arts de la mémoire, de l’antiquité à la création multimédia contemporaine, François Boutonnet, Paris, Editions Dis Voir, 2013
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